Press room
"Connaissance des Arts", April, 2007
Boulatov, superstar
texte Damien Sausset, photos Philippe Chancel.
Moscou est-il le nouveau centre international de l'art contemporain? Indéniablement, si l'on en croit les commentaires enthousiastes des artistes, galeristes, commissaires indépendants et collectionneurs richissimes rencontrés sur place. Interrogés sur les raisons ayant permis l'émergence d'une scene artistique d'une telle vitalité, les uns et les autres divergent. Seule constante, deux noms reviennent régulierement dans les conversations, deux noms qui pour tous symbolisent le renouveau de l'art russe, le passage entre la génération historique des années 1920 et l'époque contemporaine : Ilya Kabakov et, surtout, Erik Boulatov. Justement, quelques jours plus tard, la prestigieuse Galerie nationale Tretiakov ouvre une rétrospective de l'artiste, la premiere dans le pays. Il fallut cependant tout l'entregent d'Ekatarina et Vladimir Semenikhin, les généreux mécenes de l'exposition, pour qu'enfin un rendez-vous soit fixé avec l'artiste.
Le lendemain, Erik Boulatov attend seul, vetu de sa vieille blouse. Avec un large sourire, il nous guide dans l'exposition accompagné de sa femme NatachaDacha. Admirable Natacha! Il y a si longtemps qu'elle le protege, le guide, répond aux sollicitations des collectionneurs et des galeries. Elle sera tout au long de l'entretien d'une aide précieuse. Dans un français excellent, elle traduit les questions, les étonnements, parfois le gronde avec malice lorsqu'il manque de conviction, puis nous invite a venir dans l'atelier apres le vernissage. Les peintures de Boulatov ont toujours eu une singuliere étrangeté. Elles sont indéniablement figuratives, d'une figuration qui peut meme sembler excessive. Pourtant, elle n'est pas synonyme d'un retour a la tradition. Il n'y a aucune nostalgie chez Boulatov, ni une volonté de réaffirmer un soi-disant métier (meme si celui-ci est impressionnant). Toutes les toiles semblent partir de la réalité, d'un quotidien que l'artiste voit, enregistre puis met a distance. Dans l'effervescence indescriptible de la soirée d'ouverture, l'un de ses vieux amis, sans doute dépassé par la débauche de moyens, confie entre deux verres : « Ce sont des instantanés de la conscience contemporaine ». L'affirmation paraît aller de soi.
Dans le secret de l'atelier
De toile en toile s'étalent les signes distinctifs de l'ancienne Union soviétique, ses personnalités, ses figures mythiques et surtout ses ornements, drapeaux, emblemes. Mais la force de Boulatov est de ne porter aucun jugement sur ce fatras idéologique. Ne nous méprenons pas : l'artiste a mesuré des sa jeunesse la réalité de la dictature communiste. Une grande partie de son ouvre fut réalisée dans le secret de l'atelier. Malgré tout cela, Boulatov ne s'est jamais considéré comme «un émigré de l'intérieur» tels ses camarades-peintres contraints comme lui a une relative clandestinité. Chez lui, nul cynisme. L'enjeu de ces représentations est donc ailleurs. C'est dans le calme de son atelier que reprend la discussion. Natacha et Erik attendent. L'espace est austere, les murs gris et les objets parfaitement rangés. Erik veut nous entraîner sur le toit, la vue sur la ville y serait superbe. Exclamation de Natacha faussement inquiete, ravie de le voir si espiegle a 74 ans. Direction une petite lucarne, qu'il faut passer en rampant avant de sauter d'un balcon a un autre. Nous voici arrivés. Moscou, la ville qu'il aime tant, s'étale a nos pieds; Erik peut enfin parler. Tout débute au tournant des années 1960 alors qu'il est jeune étudiant en art. Il collectionne les posters barrés de slogans. «C'est aussi a cette époque que j'ai pris conscience qu'une peinture est un organisme vivant qui vit sa propre vie. A travers une peinture, je peux comprendre le monde autour de moi. Et notre univers était alors difficile a comprendre. Il faut se souvenir que juste avant la mort de Staline, les impressionnistes étaient bannis des musées, sans meme parler des formes d'abstraction ou des avant-gardes des années 1920. J'étais donc dans le doute, le doute envers ce qui nous était transmis. j'ai ensuite compris qu'il me faudrait cons-truire mon ouvre sans escompter le moindre soutien de la part de l'État. »
Un spectacle total
Ces affiches montraient au jeune étudiant qu'un style impersonnel permettait une distance critique avec le réel. Sa découverte du Pop Art américain allait le lui confirmer. Mais contrairement a Wesselman ou Warhol (entr'aperçus dans quelques magazines), Boulatov refuse de s'approprier l'iconographie des médias. Seul point commun avec cette peinture «impérialiste», le monde qui l'entoure se présente bien sous la forme d'un spectacle permanent et total. Ce qu'il enregistre est donc la dimension idéologique de la réalité. Pour cela, il se sert du modele de la peinture d'histoire, codifié par le XVIIIe siecle et tel que le régime soviétique l'a par la suite subverti. Mais au lieu d'obéir au credo de réalisme socialiste, Boulatov creuse l'espace pictural, lui insuffle des disjonctions. N'est-il pas aussi l'héritier du Suprématisme et du Constructivisme ? Meme idée d'un espace infini, meme volonté de laisser les éléments divers investir picturalement la surface. Mais a la différence de Malévitch, Boulatov ne cherche pas a s'arracher a la terre et a écarter les parois de l'espace pictural. Au contraire, chaque toile se présente dans un style froid, anonyme, sans autre particularité que sa parfaite réussite dans le rendu figuratif. Sa spécificité vient donc du montage qu'il opere dans chaque ouvre, montage entre le fond et la figure (ciel/mot, ciel/figure soviétique, fond neutre/sentence), mais aussi montage dynamique des couleurs (rendu réaliste/aplat coloré) et meme dans la structure de la composition (grille orthogonale/espace infini).
La force du montage
Dans les années 1930, chez les cinéastes soviétiques, notamment Eisenstein, le montage permettait a l'image de changer de puissance pour soudain aborder un registre supérieur. Le montage passe alors de façon délibérément heurtée d'un mouvement fort et spectaculaire, relativement autonome, a un autre. Refuser la fluidité et la continuité narrative du cinéma bourgeois nécessitait d'etre agressif afin de susciter telle ou telle émotion. Comment ne pas trouver trace de ce principe chez un artiste qui a toujours insisté pour affirmer qu'«une pein-ture est avant tout une situation dans laquelle une surface arrete le spectateur dans son mouvement physique » ? Un choc lui est offert. De ce fait, chez Boulatov, le montage des différents éléments est, comme chez Eisenstein, non pas une association, mais une collision, une explosion qui, par la sécheresse, l'audace et l'inventivité de ses faux raccords, produit un effet sur le psychisme des spectateurs. Dernier point, ses montages ne sont pas fortuits. Tous répondent a une thématique finale. Boulatov résume parfaitement cela en estimant que toutes ses toiles sont le résultat d'une question qu'il leur adresse. La peinture y répond et ouvre des champs de compréhension que l'artiste n'attendait pas.
De retour dans l'atelier, Erik sort précautionneusement d'une étagere une série de livres pour enfants : La Belle au bois dormant, Blanche Neige et les sept nains, La Princesse et le Cygne... « Voila mon activité pendant pres de trente ans, voila ce qui me faisait vivre : l'illustration de contes pour enfants. Je m'y consacrais la moitié de l'année, surtout en automne et en hiver, laissant le reste de l'année libre pour ma peinture. J'adorais cela. Tous ces albums ont eu un succes immense, notamment dans les années 1970 et ils ont sans doute été distribués a des millions d'exemplaires. C'est également a cette période, fin 1970, que mes toiles ont commencé a se vendre a l'Ouest. Mon nom circulait. Certaines ouvres participaient a des expositions. Il m'était alors facile de les exporter car le ministere de la Culture soviétique plaçait un timbre sur le revers, indiquant "sans valeur artistique". Le vrai tournant date de 1988, avec l'organisation d'une vaste exposition personnelle par la Kunsthalle de Zurich, qui est ensuite venue a Paris au Centre Pompidou, avant d'aller a Londres et aux États-Unis. C'est alors que Natachaet moi avons décidé de nous établir a New York, pour me permettre de me concentrer sur mon travail. La dureté de la vie surplace nous a conduit a venir nous installer a Paris, ville ou nous habitons avec bonheur dix mois par an. »
La vie parisienne
Deux mois plus tard, nous les retrouvons dans leur appartement du centre de Paris. Erik travaille dans un coin. Ce jour-la, il reproduit des photographies de nuages a l'aide de crayons de couleur. Le travail est minutieux, parfait, lent, tres lent. A cette remarque, l'artiste hausse les épaules, avoue ne pas pouvoir produire plus d'une dizaine de toiles par an s'il utilise la peinture. Quant a celles exécutées entierement au crayon de couleur (notamment les paysages récents)... De toute façon, sitôt achevées, elles partent. Les collectionneurs le harcelent et sont prets a payer n'importe quel prix. Soudain, enthousiaste, Boulatov sort les premieres esquisses d'une série d'assiettes prévues pour la Manufacture nationale de Sevres. Mais déja Natacha nous rappelle a l'ordre en sortant des jambons et des fromages, ainsi qu'une bouteille de Champagne. Il n'est que seize heures ! Le couple s'en amuse. La collation au milieu des toiles et des dessins permet soudain de prendre conscience du caractere profondément conceptuel de la pratique de Boulatov et constitue l'une des réponses les plus lucides a la grande peinture américaine et européenne des dernieres décennies (du Pop Art en passant par Richter ou Polke). A cette observation, Boulatov retrouve tout son sérieux et pointe une toile de 1999 sur laquelle on peut lire: «Je vis -Je vois».